Station#23

2019
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Faire des albums curatoriaux
Conversation avec Philippe Franck, 95’, 2019.

Par Alexandre Castant

Œuvres – extraites des Éditions 2004-2017 de City Sonic – des Musiciens, créateurs et poètes sonores : Jérôme Deuson, Sug(r)cane, Dariusz Makaruk, Alba G. Corral, Charles Pennequin et les Chiens de la Casse, Pierre Belouin, Stevie Wishart, aMute, Jean-Paul Dessy, EZ3kiel, Paradise Now, Isa Belle, Flexible, Fujui Wang, Matthieu Safatly, Paradise Now, Ramuntcho Matta, Yellow Shark, William S. Burroughs, Brion Gysin, Ira Cohen, Rodolphe Burger, Marco de Oliviera, Pierre Bastien,  Quarck – Adrien Lambinet, Alain Deval, Raymond Delepierre, Quasi una fantasia.

Groupe de Réalisation : Mateo Calderon, Ambre Charpagne, Sarah Jacquin,
Stéphane Joly, Hanna Kokolo, Clara Noseda.

Texte de Ambre Charpagne, lu par elle-même, à propos de God in Three Persons par The Residents et Joshua Brody, Transpalette (Production Bandits-Mages), Bourges, 27 avril 2019.

École nationale supérieure d’art de Bourges, en partenariat, concernant les extraits musicaux, avec Transcultures/City Sonic et le label Transonic, 2019.

Faire des albums curatoriaux

Historien de l’art, musicologue, critique et producteur, Philippe Franck, né à Liège en 1963, est le directeur artistique de Transcultures, Centre interdisciplinaire des cultures numériques et sonores, une structure créée en 1996 à Bruxelles. Si Transcultures explore, plus particulièrement, les champs de la création numérique et des arts sonores, c’est toutefois en 2003 que Philippe Franck fonde, pour le diriger depuis, le Festival international des arts sonores City Sonic qui, à Mons puis à Charleroi, demeure une mine et une source précieuses en matière de recherche et de prospective en arts sonores.

Créateur intermédiatique, Philippe Franck développe également, depuis le début des années 1980, un trajet artistique multiforme et, ainsi, a réalisé de nombreuses musiques de chorégraphies (pour Nadine Ganase, Manon Oligny…), de performances, de vidéos (notamment pour Régis Cotentin et Hanzel & Gretzel), d’installations, de parcours géolocatifs… En 2014, il a co-réalisé avec Anne-Laure Chamboissier, le film Bernard Heidsieck, la poésie en action.

Compositeur et musicien sous le nom de Paradise Now depuis les années 1990, en collaboration avec la performeuse Isa Belle, les musiciens électroniques Christophe Bailleau ou Gauthier Keyaerts, ainsi que plusieurs poètes (dont Ira Cohen, Gerard Malanga, Werner Moron, Eric Therer, Catrine Godin), Philippe Franck a produit de nombreuses publications, collectives, musicales ou éditoriales, sur la création interdisciplinaire, numérique et sonore.

Aussi, à l’occasion de sa venue, le 3 février 2016 à l’École nationale supérieure d’art de Bourges, Philippe Franck répondit à la question de l’Atelier sonore d’esthétique : « Pourquoi le son ? ».

Sa réponse ouvre un documentaire qui est, aussi, le portrait d’une génération…​

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 http://transcultures.be/citysonic/
https://transonic-records.bandcamp.com/

La bande-sonore du documentaire Faire des albums curatoriaux, extraite des CD des Éditions 2004-2017 de City Sonic, est constituée des musiques, pièces audio, poèmes et créations sonores :

Jérôme Deuson, Quiet Moments of Endless Souvenirs (edit), City Sonic 2005

Sug(r)cane, e (edit) from the EP musica é arte, courtesy of soundzfromnowhere, City Sonic 2007

Dariusz Makaruk, Dimension N, Opening of the AV Performance with Alba G. Corall (performance, concert, 2016-2017), City Sonic 2016-2017

Charles Pennequin et les Chiens de la Casse, Causer de la France, City Sonic 2009-2011

Pierre Belouin, Optical Sound courtesy Optical Sound, City Sonic 2006

Stevie Wishart, Angels Are Turning The World Into Motion, City Sonic 2005

aMute, Jeanne, We know you fought featuring Jean-Paul Dessy (violoncelle), City Sonic 2006

EZ3kiel, Excebecce extrait du DVD/CD Naphtaline Orchestra courtesy EZ3kiel (installation/environnement), City Sonic 2015

Paradise Now + Isa Belle + Flexible, Brussels Bowls session Live #2, City Sonic 2006

Fujui Wang, Hyper Transmission (City Sonic edit) courtesy Art Digital Center of Tapei, City Sonic, 2015

Matthieu Safatly, Soy Libr (City Sonic edit), City Sonic, 2015

Paradise Now, Sea of Hope (album Migrations), Soundtracks for Jacobleu’s exhibition, Transonic, 2018

Ramuntcho Matta, Monstre Moi mixed by Yellow Shark, City Sonic 2007

Ramuntcho Matta & Yellow Shark, The Cat Inside (City Sonic remix) featuring Archives des voix de William S. Burroughs et Brion Gysin, City Sonic 2008

Ira Cohen et Paradise Now, Atlantis Express, City Sonic 2005

Rodolphe Burger et Marco de Oliviera, Picture Music, Production Dernière Bande, City Sonic 2004.

Pierre Bastien, Paper Snakes, City Sonic 2009-2011

Quarck – Adrien Lambinet, Alain Deval, Téfeul, City Sonic 2009-2011

Raymond Delepierre, X-Bell X 1 (installation), City Sonic 2016-2017

Quasi una fantasia, Infinito Nero 1, City Sonic 2012-2014.

L’album L’Échappée belle est un projet musical, poétique et photographique de Christophe Bailleau, Julie Maréchal et Philippe Franck, édité en 2019 par Transonic.

Re/territorialisations résonantes

Re/territorialisations résonantes est un texte de Philippe Franck, dont une première version a été écrite pour la revue québecoise Inter (dossier « Nouveaux terroirs, réinventer les territoires », n°131, printemps 2019). Il est publié maintenant, sous une forme sensiblement différente, et, dès lors de façon inédite, sur le site de L’Atelier sonore d’esthétique dont Re/territorialisations résonantes accompagne la vingt-troisième édition : le documentaire radiophonique Faire des albums curatoriaux. Conversation avec Philippe Franck, 2016-2019.

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Depuis plusieurs années, des artistes audio capturent les vibrations de la ville, certains pour les inventorier – une des fonctions de l’écologie sonore conceptualisée par le compositeur et théoricien canadien Raymond Murray Schafer qui a, depuis, inspiré nombre de créateurs dans des esthétiques très diverses, plus ou moins naturalistes ou transformistes1 –, d’autres pour les transformer ou les détourner de leur environnement en les transplantant dans des lieux et des dispositifs différents.

Le son, (im)matière mobile et fluctuante, devient alors un trait d’union entre des espaces-temps, des topographies-phonographies, des (dé)reterritorialisations réinventées, pour générer des perceptions souvent inédites ou oubliées dans notre quotidien accéléré et saturé. Cette quête de résonances essentielles est au cœur de la démarche de créateurs-capteurs-promeneurs soniques dont nous pointerons ici quelques projets emblématiques ou prospectifs, pour la plupart présentés ou soutenus par Transcultures.

Plus qu’une délimitation géographique à laquelle il échappe de par sa fluidité naturelle et son immatérialité – même si celle-ci s’avère aussi sensible, voire tangible –, le son dessine un territoire de perceptions qui stimule, ouvre et redéfinit nos sensorialités. En retour, celles-ci participent de la constante métamorphose des espaces – non seulement réceptacles, mais également producteurs acoustiques – qui deviennent, en passant par les interventions artistiques in situ, des TAZ (Zones d’autonomies artistiques temporaires pour reprendre le concept d’Hakim Bey) sonores.

C’est à partir de cette utopie concrète et de la volonté de mettre la création sonore sous ses différentes formes contemporaines, en dialogue sensoriel avec l’espace urbain, qu’est donc né le festival City Sonic. À côté d’installations composant un itinéraire urbain dans des espaces patrimoniaux mais aussi des jardins, des passages ou encore des “ non lieux ” revisités par des dizaines d’artistes et ponctués de performances et d’ateliers, plusieurs projets déambulatoires y ont été présentés.

Parcours géosoniques – découvertes et décalages

Parmi ces déambulations, Monsonics, balade sonore dans le centre de Mons écoutable avec des audio guides conçue, en 2011, par l’artiste québécois Jocelyn Robert, procède de montages fluides de “ field recordings ”, de traitements électro-acoustiques et d’improvisations “ live ” faites pendant le festival. Cette déambulation a été par la suite adaptée à Paris (lors de la manifestation Québec Numérique, en 2006 dans la capitale française), puis à Berlin (dans le cadre d’Urban Interface Berlin en 2007). C’est également à Berlin, à la faveur d’une résidence au ZKU (Centre d’art et d’urbanisme), que Jocelyn Robert a mis en sons deux parcours qu’il a effectués en marchant dans le quartier berlinois du Moabit. Ceux-ci partaient du même point mais s’éloignaient l’un de l’autre, pour revenir enfin au même point de départ. La première marche commençait sur le côté droit de la rue, la seconde sur le côté gauche, les deux trajets s’éloignaient ensuite pour longer les bâtiments, d’un côté ou de l’autre de la rue, qui menaient chacun à d’autres chemins. Des vidéos des deux parcours, ainsi que les coordonnées GPS et les variations d’altitude, furent enregistrées. En 2018, Jocelyn Robert a entrepris l’étape finale du projet cette fois en studio, à Stockholm, en utilisant les variations de coordonnées et d’altitude comme sources de voltage pour le synthétiseur modulaire Buchla. Plusieurs versions furent enregistrées, chacune utilisant différents réglages d’oscillateurs. Jocelyn Robert a ensuite superposé et remixé ces enregistrements, qui durent tous trente minutes comme les marches urbaines d’origine, respectant dès lors le chronométrage initial. Ils sont repris dans le double CD Berlin qu’il a sorti, sur son label Merles en 2019, avec une troisième version âpre et ciselante d’une heure où chaque seconde est divisée en sept clics (ils correspondent au nombre d’horloges qu’il y avait dans la salle de pause du studio où il travaillait), poussant encore, plus loin, la volonté de l’artiste de laisser le moins de place possible à l’interprétation subjective. Avec ce processus de travail, Jocelyn Robert tourne ici le dos à l’esthétique naturaliste de la trace, audio, de la marche et de la déambulation, pour privilégier une forme de traduction conceptuelle donnant lieu à des pièces abstraites, et minimalistes, qui conduisent l’auditeur vers d’autres paysages mentales.

Parmi ces parcours entre passages et “ non lieux ”, mentionnons également le Sound Delta du collectif parisien Mu, en 2010 : les participants, avec un casque et un terminal embarqué leur servant d’étrange couvre-chef, pouvaient, en se baladant sur la Grand-Place de Mons, entendre selon leur déplacement des pièces réalisées par les artistes associés au projet (François-Eudes Chanfrault, Mathias Delplancke, Philip Griffiths, Mokuhen, Joachim Montessuis, Gaël Ségalen, Michaël Sellam), à partir de sons enregistrés préalablement à Tunis (lors du E-Fest, festival de musiques et arts électroniques, où une version précédente avait été présentée autour de l’impressionnante cathédrale de Carthage) et à Mons à cette occasion.

Julien Poidevin y a aussi démarré son Géosonic Mix où il donnait à entendre les sons des profondeurs du site des anciens Abattoirs de Mons et ceux de la rivière – la Trouille – enfouie, depuis longtemps, sous sa pelouse. Par la suite, cet ancien étudiant en arts visuels à Mons, qui a collaboré activement à Apo 33 (laboratoire artistique, technologique et théorique transdisciplinaire qui développe, à Nantes, des projets collectifs divers, alliant recherche, expérimentation et intervention dans l’espace social), a développé en 2014 cette balade audio-géolocative. À La Louvière (dans le cadre des Destinations improbables explorées, cette année-là, par la Biennale d’art contemporain et de patrimoine ARTour), le parcours géosonique contextuel était ponctué de sons électroniques, d’ambiance et de moments poétiques (notamment avec des textes historiques d’Achille Chavée lus par cette grande figure du surréalisme wallon 2).

Pour la ville de Caen, Julien Poidevin a développé une ambitieuse version “impressionniste” de Géosonic Mixqui a couvert, au bout du compte, l’entièreté de la cité normande. Il a offert un téléchargement facilité (sur Androïd et iPhone) de ses courtes pièces de manière pérenne, qui mêlaient cette fois des prises de son dans la ville, mais aussi des entretiens, fictions et lectures d’extraits d’Atlas du “passeur d’art” français Michel Cegarra et d’Une brève histoire des lignes de l’anthropologue britannique Tim Inglod : « Au fil de la dérive, les fantômes audio se mélangent, se heurtent à l’environnement sonore nous faisant perdre nos repères ou mettant nos sens à l’affût. Dans cette rencontre entre ces sons à (ré)activer qui sont contenus dans la machine et les sons provenant de l’environnement du marcheur, se jouent d’infinis possibles à explorer 3 ».

Le projet RHIZOMatics initié par Transcultures avec l’UCL Culture4 s’attache également à développer un parcours géolocalisé à géométrie variable, conçu par le collectif franco-belge Art2.network (initié par l’artiste multimédiatique et metteur en scène belge Jacques Urbanska avec le créateur, chercheur et programmateur français Franck Soudan, ici chargé de la programmation/conception). Une première étape “ démo ” de ce processus évolutif a été présentée à l’automne 2017 sur le campus universitaire de Louvain-la-Neuve, lors de la Saison des cultures numériques de la Fédération Wallonie-Bruxelles, puis sur le même territoire dans le cadre du festival des cultures et écritures numériques Transnumériques, au printemps 2018. Les contenus littéraires et fragmentaires se déclenchaient via une application pour téléphone intelligent. Ceux-là avaient été réalisés, lors d’une première étape de recherche appliquée, en automne 2017, par des étudiants issus de différents départements de l’Université catholique de Louvain, ayant participé à des ateliers sur le thème «Écrire pour le numérique». Ils étaient encadrés par la romancière et essayiste française Belinda Cannone, en lien avec l’universitaire et critique littéraire belge Myriam Wathee-Delmotte, qui préside l’association Lettres en voix, également partenaire de cette première phase de RHIZOMatics. Une série de pièces électro-organiques composées par Paradise Now complétaient les éléments parlés.

Programmé pour la prochaine édition du festival City Sonic en 2019, RHIZOMatics est conçu comme une matrice qui, à chaque présentation, s’inscrit dans d’autres contextes territoriaux et culturels, avec d’autres contenus sonores, réalisés par d’autres créateurs/participants. À cela s’ajoutent, dans une deuxième phase de développement, de nouvelles fonctionnalités (la carte graphique et le téléphone mobile, distrayant de l’écoute, sont remplacés par un casque relié à un “ hardware ” propriétaire optimisé pour une audition plus précise), soit pour répondre à des besoins spécifiques, soit pour offrir aux artistes et aux utilisateurs de nouvelles possibilités créatives.

Dérivilles et psychogéographies sonores

Le philosophe et écrivain français Bruce Bégout ouvre son essai Dériville, les situationnistes et la question urbaine (2017) par cette prophétie de Guy Debord : «Un jour, on construira des villes pour dériver». Même si ces traverses sont tentantes à suivre, l’histoire récente semble ne pas lui donner raison tant l’urbanisme fonctionnaliste – ou «moderniste», défendu par Le Corbusier et décrié par Debord qui la dénonçait, avec son camarade de l’époque Ivan Chtcheglov 5, comme une « technique de séparation » à la solde de la société de contrôle – est aujourd’hui de plus en plus ouvertement inféodé aux spéculations capitalistes. Exit la touche d’utopie sociale de la Charte d’Athènes (1933), du bien-être pour tous et du désir de mixité collective dans un même lieu ! Les grands projets architecturaux postmodernistes ont continué ces dernières décennies à “nettoyer” efficacement nos métropoles de ses “imperfections” et “accidents” par trop poétiques.

À l’exact opposé de cet « ordre nouveau », Bruce Bégout rappelle, en citant Guy Debord, que la psychogéographie « rend compte des déterminations complexes et changeantes de la vie émotionnelle des hommes par le milieu urbain. C’est une sorte de géographie humaine et pratique, en première personne, attentive aux comportements affectifs des individus soumis à un environnement culturel et naturel. Elle a pour tâche d’étudier, “ en marge des relations utilitaires ” [Guy Debord], les interactions et interpassions qui se tissent entre le milieu et les sujets, de rendre compte, non simplement au niveau de l’organisation du territoire, mais plus profondément dans les strates obscures du subconscient, des effets de lieux sur l’affectivité, les “ relations par attirance des ambiances ” [Guy Debord]6 ». Ainsi, cette dérive nomadiste propose une nouvelle expérience de re/création urbaine. En effet, comme le remarque encore Bruce Bégout à la fin de son essai, « l’ouverture à l’étrange, à l’aventure et au fortuit fait éclater la bulle du pseudo-bonheur organisé et agrandit les horizons de la vie. Le milieu urbain ainsi réinvesti serait donc le lieu de ce perpétuel changement, de cette auto-création plastique des individus qui se fera et défera au gré des envies 7 ». Contre la fixation des personnes à des lieux imposés, à des positions données, la dérive apprend à vivre « la transformation permanente, un mouvement accéléré d’abandon et de reconstruction de la ville dans le temps, et à l’occasion aussi dans l’espace 8 ».

C’est à cette métamorphose permanente de l’espace revisité par nos sens et plus particulièrement par la marche et l’écoute que nous convie Gilles Malatray, paysagiste de formation et créateur sonore, fondateur/animateur du blog de référence Desartsonnants.org. Il s’agit d’analyser comment la marche, et plus particulièrement le soundwalking (marche d’écoute ou PAS, Parcours Audio Sensible, d’après la terminologie du site Desartsonnants.org) peuvent constituer un processus de recherche-action au service de son objet d’étude, à savoir le paysage sonore. Celui-ci n’est pas ici restreint au seul champ de l’esthétique, de l’artistique, de l’écologie, du social, du politique, voire de l’économique, mais appréhendé selon différentes entrées, en fonction du projet mis en place 9.

Dans sa démarche qui comporte concrètement trois phases (le repérage préliminaire, l’expérience du groupe et les traces d’actions), Gilles Malatray sympathise avec la vision écosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari10, mais aussi avec les analyses hétérotopiques de Michel Foucault 11. L’infatigable audio-activiste a posé ses PAS dans de nombreuses villes européennes, parmi lesquelles, en Belgique, Mons et Charleroi, à l’occasion du festival City Sonic dont il est un complice de longue date 12. Il s’agit alors pour ce promeneur sonore d’installer l’écoute : « Je m’installe devant, dans un paysage, je l’écoute, je le regarde, je l’arpente, et il me dit ce que je peux y faire, et ne pas y faire. C’est lui qui s’installe alors devant, autour de moi. C’est lui qui guide, voire dicte mes gestes, mes actions, mes projets. […] Au début, j’écoutais pour écouter, par jeu, par plaisir, ce qui était déjà je pense, un bon début. Puis, j’ai cherché à m’expliquer, et à expliquer à d’autres, ce que j’écoutais, avant que de tenter de définir ce qu’était, pour moi, l’écoute, les fonctions, les actions, les rituels, les expériences, les recherches, les aboutissements 13… ».

Un PAS est une promenade – diurne ou noctambule – dans la ville où Gilles Malatray a effectué quelques repérages préliminaires, traquant les lieux déroutant au-delà de leur apparente trivialité, où les sons s’encanaillent. Dans le silence reconquis, nous découvrons la musique des passages, des places, des jardins, des parkings… Parfois, Malatray y dépose des ambiances sonores personnelles et, à d’autres moments, il sort de son sac d’improbables instruments d’écoute augmentée. L’échange collectif d’impressions se fait informellement après la balade, et même les habitués des lieux se disent surpris de ce qu’ils ont découvert ou perçu pour la première fois, lors de cette expérience. En réponse à la pollution sonore grandissante, l’audio-arpenteur cherche, dans l’héritage personnalisé des Listen et des « sound walks » pionnières de Max Neuhaus 14 (sur lesquelles Gilles Malatray a donné, ces dernières années, des conférences éclairantes), des « oasis sonores » afin de « retrouver des poches de tranquillité, des microcosmes sereins, des espaces auriculairement apaisés » et des « points d’ouïe » remarquables 15.

À côté de ces itinéraires urbains centrifuges, d’autres démarches également collectives et participatives privilégient une déterritorialisation et une reterritorialisation centripètes, ramenant les enregistrements de terrain au cœur d’une matrice artistique qui les diffuse dans un autre environnement, ce qui permet une autre expérience d’écoute spatialisée, directionnelle ou plus intime.

Créée dans le cadre de Mons 2015, Capitale européenne de la culture, Voix des anges de Nicolas d’Alessandro (créateur de nouvelles lutheries numériques et ancien chercheur à l’Institut de recherche Numediart) est à la fois une plateforme web, une installation et un concert connecté. La plateforme permet l’hébergement sur un système central de contenus audio géo-localisés, à partir desquels un algorithme permet de créer une carte de textures sonores interactives à l’échelle d’un territoire (dans ce cas, le centre ville de Mons). Une application mobile permet une interaction entre le système central et les participants anonymes qui peuvent découvrir et/ou nourrir le territoire ainsi sonorisé. Leur déambulation dans l’espace urbain fait partie intégrante du développement de l’œuvre, la plateforme web permettant l’hébergement de contenus audio géo-localisés. La forme installation de Voix des Anges qui était présentée au Café Europa, à l’occasion de City Sonic 2015, permettait aux visiteurs de se connecter au système central par leur mobile, ou des tablettes mises publiquement à disposition, puis de se balader dans la ville ou d’interagir avec d’autres auditeurs itinérants, en leur envoyant des instructions symboliques pour les guider. Voix des Anges a été présentée, à Mons et à Bruxelles, également en version concert avec, sur scène, Nicolas d’Alessandro (handsketch 16), Jean-Paul Dessy (violoncelle) et des musiciens de l’ensemble Musiques Nouvelles. Le système central du dispositif jouait le rôle d’un cinquième musicien, avec également l’apport d’une vingtaine de participants invités à interagir et à dialoguer en direct avec les musiciens. Les spectateurs pouvaient ainsi voir les points audio actifs clignoter sur une grande carte-écran devant laquelle les musiciens improvisaient.

Cette approche participative et collective fut aussi celle du projet The Secondary Sonic Space, résultant de workshops menés en septembre 2018 avec des jeunes artistes sonores et intermédiatiques roumains à Timisoara. Donnés par Raymond Delepierre et moi-même pour Transcultures, ces ateliers se sont effectués à l’invitation de l’association Simultan qui, depuis 2005, y défend les arts intermédiatiques et les musiques expérimentales, notamment à travers un festival annuel.

La première étape de ce Secondary Sonic Space a été la constitution d’une banque d’enregistrements de terrain (audiosignes et ambiances citadines, commentaires des passants sur l’utopie que représente ou non pour eux la Capitale européenne de la culture que sera Timisoara en 2021…), réalisés, en quelques jours, par tous les participants avec des enregistreurs numériques. Ces enregistrements ont ensuite été diffusés sur quatre grandes plaques de métal, devenues conductrices via des “ sound exciters ” qui permettent de rendre “ diffuseur de sons ” toute surface solide, ainsi que par le biais des vieux tubes trouvés dans l’Experimentarium de l’Université Polytechnique de Timisoara qui accueillait l’exposition publique résultante de ces ateliers.

Cette matrice à la fois sculpturale, sonore mais aussi vidéo (images de la ville projetées sur différents écrans jouxtant l’espace, sonore, dont la musique de l’installation devient la bande-son générative), et réseau (un blog lui est dédié qui propose, au-delà de la simple documentation, d’autres productions sonores, textuelles et visuelles17), fait le lien entre les dimensions de transition, de mémoire et les flux urbains. Cette matrice donc est destinée à recevoir ultérieurement d’autres contenus sonores, fruits d’ateliers menés dans d’autres contextes urbains, associés à d’autres manifestations.


Bivouac sonique et résonance essentielle

Nombre d’artistes sonores travaillent sur les éléments urbains et vivent en ville. Certains événements leur donnent aussi l’occasion de s’en échapper pour s’immerger dans la nature, se déconnecter ou se reconnecter, en partageant leurs échappées belles avec quelques autres curieux. Organisé, pendant l’été 2018 par le couple d’artistes Julien Clauss et Emma Loriaut, en Ardèche sur le sentier des Lauzes (qui accueille les Oto Date de l’artiste japonais Akio Suzuki, itinéraire/sentier entre les hameaux, avec huit points de vue et d’écoute marqués au sol par des plaques de ciment représentant une empreinte d’oreille en forme de pied), Modulation est un dispositif itinérant de création radiophonique collectif en plein air. Pendant 24 heures, une vingtaine d’artistes, sélectionnés sur appel à participation, se sont relayés à l’antenne d’un studio de radio fonctionnant sur batteries, installé en pleine montagne, pour produire en direct des créations sonores sous différentes formes (musique expérimentale, poésie sonore, art radiophonique…). Le public et les participants étaient invités à prendre leur tente – mais aussi leur alimentation et matériel de survie – et à bivouaquer en écoutant sur la fréquence libre de 108 FM, les créations en direct des artistes.

Raymond Delepierre y a présenté Trembling Water, une pièce en lieu clos pour aquarium avec des blocs de plâtre immergés – à même la rivière – où l’eau entre, éjecte l’air et crée des sonorités, traitées en direct, comparables à celles des forêts tropicales. Trembling Water a mis en évidence la géologie des lieux et le travail du micro contact avec ce qui s’offrait à proximité (ici, les cailloux…). De petites surfaces métalliques prenaient et diffusaient également le son des objets vibrant sur les plaques. À cela s’ajoute donc, une diffusion radio, par le biais d’un émetteur, ainsi que la modulation via l’antenne du système qui produit, ainsi, une sorte d’effet miroir.

En 2015, le créateur et designer sonore bruxellois s’était déjà plongé dans la sauvage Ardèche pour poser des micros sur un câble d’acier, long de plus de cent mètres. Ce câble, jadis, traversait la France pour terminer sur un flanc de colline au lieu-dit des Crottes, où il était employé pour transporter le fruit de la coupe forestière, d’un côté à l’autre de cette petite vallée. Raymond Delepierre a voulu rendre hommage à ces travailleurs disparus, par ce témoignage audio abstrait de leur histoire, capturant l’activité environnante de la montagne, et les mouvements d’air de la vallée qui résonnent comme les voix et les peines de leur labeur.

Cette résonance essentielle que recherchent, et diffusent, les créateurs-passeurs de sons est au cœur du dernier ouvrage du sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa 18. Après avoir analysé le phénomène de l’accélération, qu’il conjugue avec celui de l’aliénation, qu’il considère comme le principal problème de notre temps, il s’intéresse actuellement à ce qui pourrait être sa solution 19. Or, il constate que « nous éprouvons de plus en plus rarement des relations de résonance, en raison de la logique de croissance et d’accélération de la modernité, qui bouleverse en profondeur notre rapport au monde sur le plan individuel et collectif 20 ». Pour cet héritier de l’École de Francfort, la résonance n’est pas à confondre avec la lenteur ou la décélération mais serait plutôt une forme de relation au monde associant affection et émotion, intérêts propres et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet est le monde se transforment mutuellement.

Résonner, c’est donc vibrer pour mieux écouter nos rapports aux autres et, ainsi, à nous-mêmes.

Philippe Franck

1 . Certains artistes du “ (post)field recording ”. Mentionnons, à cet égard, le défunt grand maître français du documentaire sonore Yann Parathoën et le “ field recordist ” britannique Chris Watson – ex-Cabaret Voltaire – popularisé par ses enregistrements soignés sur le label Touch et ses audio documentaires réalisés pour la BBC. Citons aussi une autre génération, parmi laquelle Peter Cusack, artiste sonore et membre du Creative Research in Sound Arts Practice, avec notamment ses Sounds from Dangerous Places, enregistrés dans des localisations touchées par de graves accidents environnementaux tels que Tchernobyl, ou encore Francesco Lopez qui, lors de ses performances, immerge les auditeurs aux yeux bandés, dans un univers sonore particulièrement dense et sans repère “imagé”.

2 . Cf. La compilation City Sonic 2012-13-14 publiée par Transcultures sur son label Transonic en 2014.

3 . Cf. le site internet julienpoidevin.fr/geosonic .

4 . Le Service culturel de l’Université de Louvain-la-Neuve avait placé l’année académique 2017-2018 sous la thématique des mondes numériques.

5 . Théoricien et poète activiste français, également connu sous le pseudonyme Gilles Ivain, il est décédé, après avoir été interné en asile psychiatrique en 1998. Il fut membre de l’Internationale lettriste et proche de Guy Debord à cette période.

6 . Bruce Bégout, Dériville, les situationnistes et la question urbaine, Inculte, coll.«Barnum», Paris, 2017, p. 42.

7 . Ibid., p. 86.

8 . Guy Debord, « L’urbanisme unitaire à la fin de années 50 » in Internationale Situationniste, n° 3, décembre 1959, p. 13 ; Patrick Mosconi (dir. par), Internationale Situationniste, 1958-1969, Arthème Fayard, 1997, p. 83.

9 . Cf. le site internet https://desartsonnants.wordpress.com .

10 . Pour Félix Guattari, l’écosophie est à l’intersection des trois écologies, environnementale, sociale et mentale, mais comporte également une dimension politique et la nécessité, au-delà de l’analyse théorico-philosophique, de définir les modalités pour que nous puissions agir sur ces relations et nous les réapproprier individuellement et collectivement, afin d’éviter la catastrophe globale vers laquelle nous pousse le capitalisme postindustriel.

11 . Des espaces autres, à la fois utopiques et concrets, comme définis par Michel Foucault dans sa désormais fameuse conférence de 1967.

12 . Gilles Malatray anime, avec la créatrice radiophonique et vidéaste Zoé Tabourdiot, Sonic Radio, la radio en ligne du festival City Sonic qui propose un programme “ live ” composé de reportages, de “ field recordings ”, d’entretiens et de playlistes des artistes invités.

13 . Cf. le site internet https://desartsonnants.wordpress.com .

14 . Dans un projet fondateur qu’il a décliné à partir de 1966, sous différentes formes (promenade, conférence, affiche, …), Max Neuhaus invitait un groupe de personnes (qui se voyait tamponner, au début de la balade, l’injonction « Listen ») à écouter simplement, attentivement, le production sonore postindustrielle de New York (une centrale électrique, le trafic sur le pont de Brooklyn…).

15 . Cf. le site internet https://desartsonnants.wordpress.com .

16 . Le hansketch (conçu par Nicolas d’Alessandro, entre 2004 et 2012, au sein de l’Université de Mons puis développé par la start-up Hovertone dont il est co-fondateur) est un instrument numérique de musique sous forme d’application pour iPad, donnant à l’utilisateur la possibilité de jouer de la « voix chantée artificielle » avec les doigts ou un stylet.

17 . Cf. le site internet https://secondaryspace.simultan.org .

18. Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Éditions La Découverte, Paris, 2018, 544p.

19 . Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps (2010), et, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (2012), parus également aux Éditions La Découverte (Paris).

20 . Hartmut Rosa, Résonance, une sociologie de la relation au mondeop.cit., Éditions La Découverte, 2018, quatrième de couverture. En effet, selon Harmut Rosa, pour qu’il y ait résonance, il faut répondre à quatre critères : l’affection (je dois être affecté par quelque chose), l’autoefficacité (le sujet affecté se sent capable de répondre et va réagir), la transformation (la résonance nous change), enfin l’indisponibilité (ou son imprévisibilité).